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Fragments et poussières

 

Comme Marcel Duchamp pratiquait l’élevage de poussières, Aurélien Lemonnier s’exerce à l’élevage de rouille. Si Duchamp s’en reportait au temps et au hasard, le travail d’Aurélien s’apparente à la culture et demande soins et précision. Si la lenteur pour obtenir un dépôt est la même, une volonté est à l’œuvre pour susciter une couche de rouille homogène, faite de multiples strates d’infime épaisseur et de grande volatilité. N’est pas rouille qui veut. Une lente transformation chimique (et peut-être alchimique) doit s’opérer car, comme chacun le sait, la rouille est une oxydation atteignant les objets ferreux exposés à l’air humide ; c’est également une maladie cryptogamique des céréales et, dans les deux cas, cela se manifeste par un rouge-brun tout-à-fait reconnaissable.

 

S’il est dans l’ordre des choses que de la poussière se dépose en couche épaisse sur un Grand Verre oublié sous un lit, il est contre nature que de la rouille apparaisse sur un objet non ferreux, à moins que ce ne soit une céréale. Car la rouille n’est pas ici le simple substitut raffiné d’un rouge plus ou moins profond, plus ou moins dense, plus ou moins corrodé. Il est une vision d’un monde sans objet, totalement anéanti par la corrosion, dévasté, définitivement mélancolique. En mettant côte à côte des feuilles recouvertes de rouille par ses soins, Aurélien Lemonnier recouvre lentement la réalité de sa prochaine perte, perte de matière et de substance, perte de sens. Métaphore ultime et Memento mori.

 

Dans une autre vie, l’artiste était vidéaste. Un de ses films les plus étonnants s’intéressait aux membres fantômes et aux douleurs réelles que peut engendrer un membre amputé. S’il recouvre maintenant de rouille sa vision de l’art, il n’a cependant pas tellement changé de sujet, ni d’obsession. La rouille est, dans ce travail récent, amputée de l’objet qui l’engendre et la facilite. Sa greffe métaphorique sur le papier, la limitation à un format normalisé et sa vie réduite et silencieuse d’œuvre évoque comme un écho de ces perceptions fantomatiques mais lancinantes d’une réalité qui n’est plus.

 

François Bazzoli

Le feu, source insaisissable de récits mythiques, c’est aussi le point de départ du travail d’Aurélien Lemonnier. Parti à Athènes pour filmer les zones incendiées sur le Mont Parnasse, il a prolongé son regard vers le rayonnement du soleil sur les toits de la ville et enfin vers les cocktails molotov des émeutes de 2010. A l’écart du flux médiatique, il projette sur trois écrans une image altérée et instable, tandis qu’un texte lugubre de Thucydide décrivant les ravages de la peste semble attiser sa perception dramatique des crises écologiques, sociales et politiques du paysage athénien.

Texte Julien Carrasco (28/10/17, Nice-Paris) © 2017 Point contemporain

Non-lieu se risque sur un endroit bien plus redoutable, celui du silence et de l’intimité où se cache un cri proche des premiers Philippe Garrel. La solitude est en quelque sorte le lieu d’une expérience commune où il suffit qu’une main lentement se crispe pour que l’idée du suicide soit aspirée en nous, sans rien qui la désigne. À moins que ce désespoir politique qui hante l’image du début ne doive s’échouer sur un terrain vague, dans un ultime plan où se termine cette errance par la pantomime tragique de ce jeune homme qui se fait tabasser alors que sur une passerelle des voitures sur le retour sont ralenties.


Il y a quelque chose chez Aurélien Lemonnier qui se laisse happer par la violence hors d’elle, mais c’est une faille où se cache cette tendresse qui est celle, sinon des grands révoltés (dixit Hugo), du moins celle de celui pour qui il faut non seulement que la plaie du monde se cicatrise, mais s’invente dans des formes qui font événement hors du champ esthético-communicationnel, dans la chair des signes du monde.

Paul-Emmanuel Odin, La compagnie, Marseille

une image noire mais pas toute par Arno Calleja

Aurélien salut,

ce matin je me suis levé j’ai pensé à l’époque où on lobotomisait le cerveau des gens dans les hôpitaux puis j’ai fait et j’ai bu du café tout de suite et j’ai pensé aux gens qui couchent avec n’importe qui puis, comme je fais toujours, j’ai noué ensemble les deux pensées du matin, parce qu’on lobotomisait aussi les gens qui couchaient tout le temps avec n’importe qui, avant, et ces deux pensées étaient nouées. Puis j’étais vraiment réveillé.

Puis j’ai pensé à toi et je me suis dit je vais écrire à Aurélien je vais lui faire une lettre.

Je me suis dit je n’ai pas fait signe à Aurélien depuis la dernière fois qu’on s’est vu, ce qui est normal. On ne se fait signe que quand la dernière fois qu’on s’est vu s’est effacée. Et alors on se dit qu’il faudrait se revoir. Et puis c’est à cause de l’alcool. On en est toujours à oublier avec l’alcool. Sauf de boire. Ça on oublie pas. On n’oublie jamais le besoin. A moins qu’un jour on oublie jusqu’au besoin. Ce jour là on n’aurait plus besoin de rien et ce serait la mort. Mais pour l’instant rien n’est mort, je te fais une lettre, salut Aurélien.

La dernière fois qu’on s’est vu m’a rappelé l’avant dernière fois où on s’est vu et où tu me disais j’ai un problème avec la forme.

Je note les phrases. C’est comme des souvenirs mais en beaucoup plus précis.

La dernière fois qu’on s’est vu tu me racontais cette histoire : lors du tournage de ton premier film, ou d’un de tes premiers, qui s’appelle je crois Daphné, tu avais pensé à tout, au scénario, aux acteurs, aux lieux, tout était prêt, le tournage commençait, tu tournais de nuit, et là tu as vu que tu avais oublié quelque chose : l’éclairage, tu n’avais pas prévu l’éclairage. Alors au débotté tu es allé trouver des lampes torche et des bâtons et tu as dirigé les lampes torche vers les acteurs et tu as éclairé les bâtons de bois avec du feu, et tu avais l’éclairage, de ton film. Moi je ne crois pas que c’était un oubli. C’était la cuisine propre de ton image. C’était pour que la lumière vienne frapper dans les visages, les corps et les décors sans triche, de face d’un coup d’un seul, dans son faisceau, qu’elle vienne au dernier moment, qu’elle décide. Et puis c’était aussi pour que l’image soit presque noire. C’était pour que l’image soit noire mais pas toute.

Puis, comme je fais toujours, j’ai pensé à une autre chose que tu me disais l’avant dernière fois qu’on s’est vu, j’ai toujours eu un problème avec la forme tu disais, et j’ai noué cette phrase à l’histoire de l’oubli de l’éclairage et je me suis dit que ça allait ensemble. Que l’oubli de l’éclairage n’était pas une histoire d’inattention mais une histoire de forme, un problème de forme. Les gens étourdis, les gens oublieux sont les gens les plus décidés que je connaisse. Ils ne faut pas croire : ils savent absolument ce qu’ils font.


Ne pas penser à l’éclairage c’est ne pas penser à la lumière c’est ne pas penser à l’image, c’est dire : l’image viendra, on n’a pas à la faire, à la penser, c’est pas ça le problème, le problème c’est faire le noir, c’est de tout éteindre, jusqu’au langage, c’est éteindre le langage, c’est ça le problème.

Puis comme je fais j’ai noué, et j’ai pensé que dans tes films évidemment les gens ne parlent pas. Il y a toujours ces trois personnages, qui vont et viennent dans plusieurs de tes films, trois personnages grotesques qui grommellent dans leur barbe mais ils ne parlent pas. Ils tapent, ils violent, c’est des monstres et ils ne parlent pas. Ils sont noirs de noirceur. Quand les gens parlent dans tes films c’est qu’ils lisent un livre. Leur voix lit mais à proprement parler ne parle pas, elle lit. Ou alors c’est la voix off qui lit, mais c’est jamais les corps présents dans l’image qui parlent. Tes gens sont trop dans le noir pour ça, trop dans la poix, englués. Le langage en eux s’est éteint et le langage n’est plus leur problème.

Puis j’ai pensé à ce que tu m’avais dit, la dernière fois qu’on s’est vu : le langage nous suce le sang depuis notre naissance. Alors j’ai pensé si le langage nous suce le sang depuis la naissance, l’extinction du langage est le moment où l’on reprend possession de notre flux, de notre énergie, d’un brin de notre autonomie. Est le moment où l’on est plus vivant, mutique mais vivant. Et je me suis dit que tu aurais pu dire cette dernière phrase et alors cette dernière phrase aussi je l’ai noué à toi.

Et j’ai noué ta phrase à une autre image d’un film tien où un personnage souffle sur des braises, souffle sur des bâtons consumés de feu et en soufflant, éclaire son visage. En soufflant il nous montre son visage en l’éclairant. Il fait lui même son image. C’est son geste.

Là, j’ai pensé la torche n’est que la nuit. La raison d’être de la torche c’est d’éclairer la nuit et c’est tout. En plein jour la torche n’est rien. C’est comme la boîte noire. J’ai vu tes dessins, ceux faits à partir des traces récupérés après les crashs dans les boîtes noires des avions. J’ai pensé c’est la boîte noire qui créé la catastrophe. Elle l’appelle. C’est quand on ouvre la boîte noire que la boîte noire a sa raison d’être. Comme la torche n’est que la nuit. Et j’ai noué la torche et la boîte noire, deux des objets qui te hantent. Puis j’ai écrit tout est hanté dans tes films : langage défait, boîte noire, torches. Tout est trauma : problèmes techniques, violence, coupure. J’ai tout noué et tout tenait.

Puis j’ai écrit la phrase tout est trauma et la phrase était écrite comme si un jour tu l’avais dite. Pareil.

Au fur et à mesure que je nouais tout me revenait de la dernière fois qu’on s’était vu. Tu m’avais parlé d’Anatole Deibler, le bourreau qui coupait la tête des gens condamnés à mort, et tout se nouait : tu me montrais ton film sur des gens amputés à qui il manque un bras, une jambe, mais qui sentent toujours leur bras, leur jambe. Ils ont un membre fantôme. Et Deibler le coupeur de têtes et les membres coupés de ton film se nouaient. Et la sensation fantôme et le trauma hanté se nouaient. Tout était clair dans ma tête et j’étais vraiment réveillé. Et je le notais en nouant mes phrases écrites à tes phrases dites, dont je me souvenais.

Tu disais je ne veux pas être précis. Je ne veux pas être cohérent. Je suis contre la cohérence. La cohérence c’est pour ceux qui hésitent. Moi je n’ai rien à éviter. Il n’y a rien en moi qui obstrue. Rien qui viendrait me faire hésiter. Et je l’écrivais et l’écrit était noté.

La torche en feu qui fait l’image, le membre fantôme noué à la mémoire, la mémoire de la boîte noire, la poix (ni liquide ni solide) qui coule, le langage défait (ni sonore si signifiant) qui ne coule plus, tout était noué. Tout était clair et tout coulait.

Je cherche une forme qui transcrive ce qu’est la sensation fantôme tu disais. Le manque, ce qui n’est plus, est la source de toute sensation je notais. Toute la mémoire est basée sur une sensation fantôme. C’est ce fantôme que je cherche à filmer, à représenter tout le temps.

Après avoir noué tes pensées j’avais ta lettre. Elle était là. Il fallait que je te l’envoie. Alors je l’ai fait. Alors elle est là. Puis j’ai arrêté cette lettre et j’ai dit salut cher Aurélien. Puis je suis sorti.

Arno Caleja

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